jeudi 26 mars 2020

Post Malone, after Adams

Ce livre, j'aurais tout aussi bien pu vous en parler dans mon blog sur l'architecture car, il parle essentiellement, non pas tellement du bâti mais bien de la ville.
On pourrait même, pour faire plaisir aux deux auteurs, projeter l'ouvrage dans un secteur référentiel et dire que c'est le livre le plus guydebordien de ma bibliothèque, vous comprendriez alors que c'est aussi l'un de ceux que je pourrais aimer le moins.
Mais voilà, la promenade, l'errance, la déambulation dans la ville, le philosophe planqué n'en est pas le propriétaire.
Il en était par contre, à son corps défendant (bien triste corps ?) d'ailleurs certainement conscient et même un peu en colère.
Bon.
Alors ?



Le voici ce bel ouvrage et il est assez clair, il s'appelle sobrement JFK. D'abord sur son dos figure en anglais et en français l'exacte condition de sa réalisation, sa contrainte, son objectif. Rien donc de plus simple que de prendre cette méthode en considération. Au moins là, pas de souci ni d'interprétation, ni de risque de surjouer l'importance du contenu. Le texte, très descriptif, un rien blanc quant aux sensations ou surprises, laisse toute la place à l'opération. Une marche de onze heures d'un point A à un point B, dans New York. Quand l'un décide de faire une photographie, l'autre, dans son dos, en fait une, comme un miroir, sans que d'aucune manière ni Laurent Malone ni Dennis Adams ne nous informent, du moins pour la première photographie, du choix, du désir, du plaisir de ce contentement. Il faut croire que le jeu obligeant l'autre à prendre la seconde photographie a peut-être déterminé la première... On ne sait pas. On ne sait pas (et on ne voit pas non plus) comment au fil des heures et donc des pages, des choix ou des sujets auraient aussi gagné en importance au fur et à mesure de la performance. Je cherche en vain dans quelques reflets la présence de l'un ou de l'autre ou le style de l'un ou de l'autre. Parfait anonymat des images...
Reste que ce qui ravit c'est bien entendu de tenir en images sur nos genoux un morceau de ville. Reste aussi que ce qui nous contente c'est la simplicité du processus et la totale abnégation à le tenir. Reste que cela sera, malgré la défense conceptuelle des auteurs, certainement aussi une archive, le livre date déjà de 1997. Reste que le jeu, la part ludique transparaît, j'oserai dire enfantine : t'es pas cap.
Le livre est très lourd, il est relié avec des plats de couverture dans une espèce de caoutchouc froid et souple. Étrange choix, étrange et aussi un rien appuyé ce désir de ne pas faire un beau livre, trop habituel, mais bien de faire une œuvre originale, curieuse, voire un peu fruste. Mais tout ce désir pourrait bien emmener le livre vers un chic parfait, objet d'artistes qui, a vouloir ne répondre à aucune des attentes de l'édition habituelle finit par tomber dans l'habituel des éditions d'artistes...
Mais je mégote, j'aime cet objet.
Qu'y voit-on ?
La ville et sa banlieue, zone qu'aujourd'hui, vite fait, bien fait, on nomme dans les centres d'art : hétérotopie.
La ville dans tout ses aspects, très exotique pour nous européens pour ses échelles, pour le dessin des trottoirs, l'emplacement des réseaux, pour le design de sa voirie. Bien entendu toute l'Amérique est convoquée, enseignes, voitures, bar, pauvreté d'endroits que Walker Evans ou Stephen Shore ont déjà chanté : le pittoresque du néant, de la banalité montée en épingle grâce au hasard du protocole, à la puissance joyeuse et fatiguée des deux marcheurs. On pourrait objecter que tout marcheur ne fait pas un photographe et que la présence seule ne suffit pas à faire photographie. L'excuse du hasard permettant toujours le refuge aux questions trop embarrassantes de la raison de cadrer.
Et j'adore me promener avec eux. Car ce qui est réussi dans ce livre un rien agaçant c'est bien que malgré (ou grâce) à tout ces arguties post-debordienne, le livre offre cette opportunité de vivre une expérience. Et me voilà prêt à tenter de suivre sur Google Eath leur périple. C'est déjà ça. Et la performance est là, réelle. Oui RÉELLE. Et c'est bien là que s'inscrit le plus grand bien de ce livre.
Alors qu'importe si je ne suis pas ni Laurent Malone ni Dennis Adams. Qu'importe si nous n'aurions sans doute pas les mêmes raisons de faire ce parcours, les mêmes décisions de les imprimer, les même hésitations à les partager. L'objet est bien là. JFK est une posture, une promenade et surtout aussi le signe d'une profonde relation entre deux joueurs. Je suis jaloux de n'avoir pu partager avec eux ce moment et il doit y avoir entre les images qu'ils nous offrent, Laurent Malone et Dennis Adams, plein d'anecdotes, de souvenirs, de sons et de bruits de la ville qu'ils gardent pour eux. Ils ont bien de la chance.
Nous en avons aussi. Nous sommes avec eux.
Euh.. Et en ce moment, j'écoute en boucle Post Malone, n'y voyez aucun hasard ou humour, c'est comme ça. WoW.

















Lettre ouverte à mes étudiants

Bonjour étudiants, bonjour étudiantes,*

Alors que j'avais une vingtaine d'année, votre âge ou peu s'en faut, je me retrouvais en M.J.C pour donner des cours de peinture à des adultes et à des enfants.
Si je n'avais aucune crainte des adultes, j'étais bien plus impressionné par l'idée d'affronter une quinzaine de morveux d'âge allant de 6 à 14 ans.
Ils m'attendaient.
Ma collègue m'avait prévenu que la difficulté était surtout dans leur attention vacillante, nécessitant toutes les vingt minutes une nouvelle activité. J'avais donc prévu des petits exercices très pratiques, croyant que mon rôle était bien de leur apprendre l'utilisation des pinceaux, les qualités différentes entre l'aquarelle et la gouache, ou encore comment il faut bien regarder son sujet pour pouvoir bien le dessiner.
Alors que je sortais mes outils, la petite troupe se mit en cercle dans mon dos. À ma droite était assis un petit garçon, je crois bien qu'il était le plus jeune mais il avait une particularité qui nous faisait rire, nous les animateurs, c'est qu'il avait en permanence une voix enrouée, presque grave, comme s'il avait mué bien avant l'âge. Posant un compas sur la table, un beau compas Rotring dans sa boîte en Plexiglas, j'entendis alors un brouhaha d'admiration de la petite troupe devant ce bel outil de dessin, tout nickelé que j'avais apporté. Alors s'engagea une bataille homérique que j'étais bien loin d'avoir prévue, une bataille pour avoir le droit de l'utiliser ! Chacun leur tour, les enfants voulaient utiliser cet outil comme s'il s'agissait de la Ferrari des compas, une baguette magique, un machin d'adulte comme une tronçonneuse. Le petit garçon à la voix rauque réussit, après une lutte acharnée, à obtenir le compas si convoité. Je reverrai toute ma vie sa difficulté à tenir par le haut et à faire, dans le même temps, tourner le dit-compas. J'ai passé de longues minutes avec lui à replacer ses doigts et le voir soudain jubiler d'un premier cercle formé sur la feuille de papier. Donner une belle rotation au compas le comblait de joie, se voir maîtriser ainsi un si bel objet le rendait heureux de lui-même et, chose surprenante, la petite troupe bruyante et tapageuse sut alors l'aider, l'encourager. Nous assistions à un apprentissage heureux et collectif, où tout le monde aidait et encourageait cet apprentissage. J'avais gagné pour tous les mercredis à venir la pleine confiance de la petite troupe. Le compas Rotring était devenu mon Excalibur. Je ne l'oubliais jamais à mes cours.

Quelques années plus tard, je me retrouvai dans un centre de formation pour éducateurs spécialisés à devoir enseigner à des adultes parfois de mon âge, parfois plus vieux, comment inventer de la pédagogie pour qu'ils puissent à leur tour, dans des établissements spécialisés, proposer des activités plastiques. On utilisait alors dans ce centre un vocabulaire spécial et bien verrouillé. Il y avait les activités et l'occupationnel... Ce dernier mot, occupationnel, me fut défini comme une activité sans but pédagogique ou structurant, servant juste à occuper les enfants et adolescents pendant des plages de temps indéterminées. L'occupationnel était à la fois ce qu'il fallait éviter mais c'était aussi ce qui était le plus fréquent. Les éducateurs spécialisés n'ayant pas fonction, au contraire de leur nomination à... éduquer mais bien plus à socialiser. Il fallait donc des activités qui permettent d'éteindre les tensions, tenir en place les enfants, les valoriser sur leur production et surtout, surtout ne rien coûter. Il fallait aussi faire attention à ce qu'il n'y ait aucun outil dangereux comme des cutters, des ciseaux, des produits dangereux, tout ce qui pourrait glisser d'une activité pacifiante en une bataille rangée.
Pas facile donc.
Ma première intervention fut houleuse. Je passais d'abord devant ces adultes en jugement de légitimité sur mes connaissances, chacun me demandant comment, vu mon âge, je pouvais avoir une quelconque expérience sur ce métier. Ce qui était assez juste d'ailleurs. Mais j'avais pour moi de ne pas avoir cette fonction à prendre en compte étant seulement là pour leur donner des idées et aussi, j'avais pour moi d'avoir la chance d'avoir un frère étant typiquement le cas d'enfant qu'ils auraient à gérer comme ils disaient. Je savais donc ce qu'ils pourraient rencontrer, j'avais de telles situations dans mes souvenirs familiaux et donc une légitimité que d'ailleurs j'étais gêné d'instrumentaliser.
Un jour donc, j'arrivai dans la salle de cours sans rien, absolument sans rien.
Je posais mes deux mains sur la table et j'attendis qu'ils arrivent, posent leur sac, certains ne prenaient même pas la peine de retirer leur manteau.
Bien entendu, rapidement la question arriva :
- Qu'est-ce qu'on fait aujourd'hui ?
- Qu'est-ce que tu as prévu de faire, rétorquai-je ?
- Ba, c'est pas moi le formateur....
- Ba, si, justement, c'est toi qui le seras. Alors, que vas-tu faire de moi maintenant ?

Un silence tomba dans la salle. Au fond, Samir, l'un des plus jeunes du groupe me dit que déjà nous pourrions faire un inventaire des outils que nous avions. Et je complétais par les espaces. Quelques feuilles de papier, quelques crayons, et surtout un petit bout de jardin de l'autre côté de la porte. Samir prit alors le groupe en main, rangeant les outils bien pauvres que nous avions et commença à aller dans le jardin en ramassant tout ce qu'il fut possible : branches, feuilles, fleurs, terre, petits déchets. Je ne sais plus qui alors se demanda si nous ne pourrions pas peindre avec tout cela, si nous ne pourrions pas réinventer la peinture comme des hommes préhistoriques. Nous voilà, tous, écrasant des herbes dans un pot de yaourt pour faire un jus vert, mélangeant de la terre, écrasant sur les feuilles des petits bouts de bois calciné au briquet pour dessiner. L'une des femmes alors nous dit que c'était un mauvais exemple d'utiliser le feu pour fabriquer des crayons. Samir la remit en place en lui disant qu'il pourrait éteindre l'incendie en lui jetant un verre d'eau. Cela fit rire tout le monde et tous se remirent au travail. Samir alors eut l'idée géniale de sortir de la salle, de dire que nous pourrions bien dehors faire la même chose et que cela nous éviterait le ménage. Et nous voilà tous, à quatre pattes en train de ramasser des herbes, celui-là en train de dessiner sa main sur les briques avec de la terre, celle-ci assemblant des fleurs pour faire un collier. Nous avions tous les mains pleines de terre, les genoux salis. Sur le petit bout de gazon, plein de petites œuvres éphémères nous remplissaient d'une joie très enfantine. J'apprenais à Samir comment faire un sifflet avec une herbe coincée dans les doigts. La semaine suivante, chacun me raconta comment il avait refait l'exercice dans son centre spécialisé. J'avais pensé la semaine suivante à leur apporter un livre sur Andy Goldsworthy. Tous sifflèrent d'admiration.

Bien plus tard, grâce à Claude, je reconnus dans le travail de Hicham Benohoud quelque chose de ces deux expériences.

Deux expériences donc. J'étais jeune.
Aujourd'hui, dans notre situation compliquée, j'entends bien le désir de maintenir tout, coûte que coûte, de poursuivre notre relation pédagogique. Après tout, c'est là mon devoir de fonctionnaire que de participer à la continuité d'activité comme on dit.
Je jalouse mes collègues qui trouvent dans les nouveaux moyens de communications des espaces pour tenir leurs engagements et qui, heureux de cette économie de moyen, la prennent pour un défi.

Je ne sais pas faire ça.

Je pourrais mi-sérieusement mi-amusé, provocant un peu, vous proposer de faire un atelier de patato-gravure, faire avec vous l'inventaire des moyens d'imprimer avec peu de choses, à la cuillère, ou chanter l'édition de résistance, en mode petite édition de fond de chambre, chambre d'adolescent que vous auriez retrouvée pour vous confiner avec vos parents.
Je crois aussi à la force de la sidération, à votre effarement, à cette violence particulière de ce moment. Et même à votre peur, vous y avez aussi le droit.
J'ai peur.
On entend dehors ce désir d'appartenir à, comme ils disent sur France Culture, une Nation Apprenante... Cela m'amuse et me désole. Cela fait de la culture (comme pour ma seconde expérience) une activité occupationnelle. C'est fou comme la littérature, le cinéma, la radio sont instrumentalisés pour, en quelque sorte, pacifier notre crainte, notre confinement, notre étrange expérience. Et comment tout le monde est soudain, aussi heureux, de sa gratuité. La culture, devenue gratuite car elle est, au fond, vue comme une industrie culturelle libre de droit et généreuse... soudain généreuse. Comme si, nous les artistes, les intermittents du spectacle, les musiciens n'avions pas déjà une pleine conscience de notre... gratuité instrumentalisée.

Comment alors me dois-je à une pédagogie ? Comment dois-je construire avec vous une relation à distance ? Comment surtout je me dois à une exigence ?
Je ne sais pas. Oui, je le dis, je ne sais pas.
A-t-on encore ce droit ?
Je ne comblerai pas ce manque par une surcharge de demandes de toutes sortes, allant du format de la production en passant par le nombre de pixels ou la jubilation à l'économie. Je ne serai pas non plus un très bon soutien psychologique car, je crois que pour se déclarer ainsi auprès de vous il faut avoir la formation nécessaire et surtout une propre tranquillité psychologique dont je ne veux pas m'auto-proclamer.
J'ai cherché dans mes expériences et mes souvenirs ceux qui pourraient bien vous raconter l'apparition soudain d'un outil, la jubilation du travail de groupe, le monde mieux regardé. Je crois que la pédagogie est une chose bien compliquée qui se construit avec vous en retour, en écho. Il ne peut y avoir de pédagogie comme si.
Comme si tout allait bien. Tout ne va pas bien en ce moment.

Alors : vous trouverez sur ce blog mon travail que j'ai bien du mal à faire en ce moment. Vous trouverez quelques livres que j'aime retrouver dans ma bibliothèque si bordélique. Je continue de croire que d'en parler est le début d'une réponse. Je vous écrirai peut-être d'autres lettres et, qui sait, j'aurai peut-être alors des solutions, des idées, des propositions.
En attendant, je ne vous demande qu'une seule chose, importante : soyez prudents.
Le poirier planté par mon père il y a quarante ans est en fleurs, indifférence merveilleuse à ce qui nous arrive. Je vous offre cette belle tranquillité.

David Liaudet

* je me refuse toujours et encore à l'écriture inclusive, j'en suis désolé.




lundi 23 mars 2020

Tron pour personne

Même si l'échec relatif de l'article d'hier me conforte dans l'idée que tout cela ne sert à rien, je me suis permis de continuer cette plongée dans mes livres et ma bibliothèque.
Avez-vous remarqué comment, à la télévision, la bibliothèque des interviewés est devenue le fond d'écran parfait ? Jamais vu autant de livres...
Peut-être que celui-ci touchera mieux notre époque Vintage, notre goût pour l'adolescence infinie, pour l'enfance merveilleuse vues depuis des adultes amorphes.
Et comme personne, (ou si peu) ne lira cet article, je suis bien libre finalement. Alors voilà le livre du jour :



Oui c'est bien plus accessible que le précédent.
Disons-le tout de suite, il est de bon ton aujourd'hui de faire de ce film à la fois un navet et dans le même temps une sorte d'icône, comme si pour s'excuser d'aimer quelque chose, il fallait prendre la distance du second degré que seul l'adulte s'autorise.
Pour ma part, j'ai et j'avais et j'aurai, j'espère, toujours des bons souvenirs de Tron car il n'est pas question que je renie mes stupéfactions d'enfant aux décors, aux scènes de poursuites, à l'esthétique de ce film. Après tout, l'histoire bien irréaliste déjà à l'époque était bien un prétexte pour nous faire vibrer à ces quelques scènes mythiques de motos. Personne, même pas un enfant à l'époque, ne pouvait croire en cette joyeuse fantaisie et il serait bien malhonnête de lui reprocher aujourd'hui ce dont nous nous fichions comme d'une guigne à l'époque.
Tron c'est d'abord un spectacle auquel nous sommes conviés, pas une leçon de cinéma ou de philosophie sur l'homme-machine, le virtuel, l'étant, l'être et compagnie.
Alors...
Regardons ce très beau livre en Pop-up qui fut publié en 1982 ! Nous y retrouvons l'esthétique du film même si cela est un peu adouci, presque pastelisé.
Étrangement le livre me permet un rapprochement que me permettait beaucoup moins le film avec Métropolis. Les anneaux de lumière, les architectures etc...
Il faudra se poser la question de la traduction ainsi en dessins et gouaches d'un film ayant pour objet la maîtrise de l'image informatique, on dira aujourd'hui digitale. Pourquoi donc ne pas avoir usé de photogrammes du film au lieu de rejouer ainsi de manière traditionnelle la voie du livre d'enfant dessiné ?
Je ne sais pas.
On notera que l'éditeur Nathan ne donne aucune information sur les illustrateurs ayant opéré cette traduction du film vers ces illustrations. Le livre valait 49fr en 1982 ! Pas donné tout de même et j'imagine à la fois la déception de l'enfant tombant sur des feuilles s'animant si peu et si mal face à l'ampleur baroque du film et étant tout même heureux de pouvoir interagir sur les languettes pour le faire vivre.
Les parents n'avaient alors pas encore cette peur de voir leurs enfants tomber dans le monde virtuel des ordinateurs familiaux. Autre temps, autres mœurs, autres livres...


















dimanche 22 mars 2020

Aucune bête au monde...

Il sera sans doute difficile pour certains d'entre vous de me suivre dans mon admiration pour le volume qui suit. Car, aujourd'hui, il semble que ce type de monument éditorial à la gloire d'une certaine virilité sera jugée comme indécente, politiquement mal placée, voire même un rien violente.
Mais alors il faudrait interdire à la Beauté, à son surgissement soudain, d'être aussi une violence.
Pourquoi donc, sur cette table d'un vide-grenier, mon désir (et on verra plus loin que c'est le mot juste) d'acquérir ces deux ouvrages fut plus fort que tous mes doutes sur l'histoire de la colonisation ou sur des positions pacifistes trop générales que je n'ai jamais vraiment goûtées ?
Alors même que je les feuilletais, là, dans la foule des acheteurs, mon cœur se serra immédiatement. Immédiatement, je sus que j'achèterais ces deux volumes pourtant un peu brûlants, pourtant comme on dirait maintenant, sulfureux. D'abord, le vendeur, un monsieur un rien rigide d'une soixantaine d'années me prévint immédiatement qu'il ne les vendrait pas à n'importe qui. Il voulait dire qu'il ne voulait pas me les vendre à moi, trop jeune sans doute, trop peu représentatif du contenu des deux volumes. Mais, aussitôt que je lui affirmais que, peut-être mon père était dans ces images, que c'était bien lui que je cherchais là, que je lui racontais que se père fut aussi photographe, appelé du contingent, en Algérie, au sein du 9ème R.C.P, ce monsieur fut alors heureux de me céder ses livres, me disant comme souvent le font les vendeurs qu'ils seraient alors dans de bonnes mains.
Oui.
Mes bonnes mains fragiles de fils protégé de ces histoires, mes mains regardaient en même temps le sujet grave, la qualité des photographies, l'incroyable proximité avec les hommes, leur beauté et aussi la superbe attention à l'impression de ces deux ouvrages.
Tout ensemble. Tout.
Mais je ne vous ai pas encore dit le titre de ces deux ouvrages :
-Aucune bête au monde, par le Général Bigeard et le Sergent-chef Flament
Pensée Moderne, 1959
-Les dieux meurent en Algérie, par Jean Lartéguy et Marc Flament
Pensée moderne, 1960

De retour au domicile, je fus d'abord étonné de la date d'édition qui prouve que ces ouvrages furent bien édités pendant les "événements" ce qui laisse penser que les envoyés du contingent, possiblement, pouvaient se retrouver face à ce genre d'ouvrages avant leur départ.
Bien entendu, la photographie de guerre réclame toujours une proximité, presque peau à peau, pour ne pas feindre l'implication et aussi tenter une vérité ou l'héroïsme aussi du photographe justifiera en quelque sorte sa place et sa légitimité. Ici... Comment dire... On est, non seulement proche des corps, proche des actions mais aussi proche du drame puisque le premier volume nous met, malheureusement, au contact de la mort de l'un des soldats parachutistes : le sergent-chef Sentenac.
Le livre lui est dédié, il est même comparé à son monument. C'est juste. Alors, il serait aussi facile de se demander ce que nous faisons là, à le regarder mourir, à voir la peine des autres, à comprendre que la photographie, quand bien même serait-elle d'opinion, est bien le réel et que, chaque fois que mes yeux se posent sur ces images, Sentenac meurt à nouveau. Est-ce pour cela que je n'ai pas ouvert ces volumes depuis plus de 10 ans ?
Car il ne faut pas faire semblant en feuilletant ces deux volumes de saisir la gravité de ce qu'ils évoquent et surtout de ce qu'ils ne montrent pas. Il y a bien entendu des images entre ces images qui manquent mais je ne serai pas le moraliste qui dénoncera ici la raison du déclenchement, l'éthique du cadrage, l'auto-censure du moment. Je pourrais aussi être celui qui chante cette beauté soutenue de ses corps masculins, de ces visages jeunes, de leur virilité partout présente, accentuée par la hauteur du drame. Il me suffirait de chanter Eden, Eden, Eden avec Guyotat pour m'excuser de ce possible romantisme héroïque, voir d'un érotisme éperdu du soldat, du désert, du légionnaire. Bien sûr que je me dois aussi d'entendre cette corde vibrer dans mon regard, bien sûr que cela est présent.
Mais là si Bigeard et Flament réussissent quelque chose c'est d'avoir pu dire une vérité.
Il y a là bien plus qu'un témoignage de hasard, que la chance d'être là, de faire son métier. Il y a là l'absolu parfait total engagement. L'autre à ma hauteur, l'autre comme moi.
Et je peux bien aimer ce livre et aimer aussi les tonitruantes caricatures de Bigeard par Cabu. Je peux bien aimer les deux, ceux qui ont souffert de leur engagement et ceux qui l'auraient dénoncé.
Car il est aisé d'avoir un avis, une opinion, il est plus difficile de les vivre vraiment, jusqu'à, oui, comme Cabu comme Sentenac en mourir vraiment aussi.
Et l'héroïsme est une valeur qui ne me fait pas peur, non pas que je me sente à cette hauteur-là, mais je ne veux surtout pas retirer à d'autres la force d'y avoir goûté, souvent pour que je puisse, moi, dans la tranquillité d'une chambre, continuer de m'exprimer.
J'aime donc profondément ces deux livres.
Et je me demande bien ou Marc Flament a appris à si bien photographier, si bien cadrer. Quelle culture de l'œil il pouvait avoir ? Quel modèle de photographe il avait en tête ?
Et que sont devenues ses archives et que sont devenus ceux qui se savent ainsi à jamais, couchés dans le sable, couchés sur le papier mat d'une héliogravure, vivant dans ces pages ? Ouvrent-ils de temps en temps les livres ? Avec qui à leur côtés ? Peuvent-ils se revoir ?
Bien à eux. Avec mon père.

J'ai pris la décision de ne vous montrer qu'un seul de ces deux volumes. C'est comme ça, je garde l'autre pour moi.