mardi 13 août 2024

C'est tellement bon marché que ça signifie forcément quelque chose de grave



Je n'ai pas pris le temps d'hésiter ni encore moins de marchander...
Il y a des limites à l'indécence.
J'ai donc payé très vite cette très grande gravure ( le coup de planche fait 62x50cm) et je l'ai emportée chez moi avec l'impression (presque) d'avoir commis un vol.
Vingt euros une gravure d'interprétation de Aliamet d'après Berchem, encadrée somptueusement avec tous les codes de ce type d'encadrement. Comment est-ce possible ?
La valeur pécuniaire des choses dit sans aucun doute ce à quoi se résume notre époque actuelle qui, aujourd'hui, permet à des paires de basket de valoir des milliers d'euros alors que l'interprétation d'une peinture de l'un des plus grands peintres du dix-septième siècle par l'un des plus grands graveurs du dix-huitième ne vaut que le prix de deux paquets de cigarettes...Tant mieux pour moi vous me direz.

Mais pourquoi donc cela n'intéresse personne ? Pourquoi ce type d'oeuvre ne rencontre plus d'amateurs, ne suscite aucune émotion plastique ? Qu'avons-nous perdu ? J'aurai envie de dire...tout...
Car, tout de même, l'oeuvre est là, bien là...Personne donc ne voit et n'arrive à lire l'incroyable traduction par des lignes ouvertes ou fermées d'une peinture en couleur réduite et magnifiée par ce réseau d'ondes gravées ? Non mais, imaginez-vous seulement un instant l'incroyable métier qu'il faut pour tenir tout cela et surtout l'oeil, le regard sur l'oeuvre d'un autre pour que, tout en éteignant les couleurs, vous en tiriez toutes les chaleurs par les tons de gris, de blanc et de noir formant ce fantôme, cet esprit de la peinture ainsi rendue ?

Qui saurait faire ça aujourd'hui sans l'aide de quelque outils photo-mécaniques ? Personne non ?
Et la modestie du traducteur, celui qui se met au service de l'oeuvre d'un autre pour la propager pour la diffuser on en fait quoi ? Et dans un don d'ubiquité si cher à Jacques Ramondot, cette peinture de Berchem parcoure alors le monde ainsi réajustée, sans fausse virtuosité, avec, si j'osais, une forme de pudeur face au modèle. 
Pourtant il est content de lui Aliamet, le graveur ! Il écrit même en gros dans un registre son nom, celui de son modèle et chez qui est éditée l'oeuvre. Souvent, je dis à mes étudiants que c'est comme un générique de film ce genre de grand registre, comme aussi une déclaration de fierté caché en signature officielle, une preuve de capacité. Après tout, quand vous achetez un disque de musique classique vous avez bien le nom du compositeur et celui de son interprète ! Aliamet était aussi important alors que Berchem ! On doit pouvoir se réjouir à la fois de l'un et de l'autre en admirant comment le graveur nous met à disposition le peintre. Car c'est la force de la matrice que de s'exploser en centaines de tirages. D'ailleurs ici, pas de nombre d'exemplaires indiqué, c'est ouvert...Sans doute pas tant que cela. Au vu de la taille de la matrice, tous les tailles-douciers avec moi et tous les graveurs comprendront l'ampleur de la tâche pour l'encrage et le tirage d'une telle planche. Sa manipulation ne devait pas être facile ! Quelle ampleur !
Alors bien évidemment, peut-être qu'il est difficile aujourd'hui de regarder cette peinture de genre, un peu affectée, un peu gracieuse. Mais je peux aussi me l'approprier en la regardant au travers du cinéma de Peter Greenaway. Et quoi ? Vous ne voyez pas les délicatesses du dessin, la beauté de la composition, la transparence de l'atmosphère qui d'ailleurs me semble mieux rendue que sur la peinture de Berchem !
Il m'a d'ailleurs été difficile de trouver une image de cette peinture de Berchem et je me demande bien comment Aliamet a pu y avoir accès. Cette peinture est-elle en France ? Car pour faire ce genre d'interprétation, il ne fait aucun doute que Aliamet avait la peinture sous les yeux, à moins qu'il ait eu une autre interprétation en gravure par un collègue...Ça se faisait. 
On remarque que Aliamet a gravé dans le sens du tableau sa planche ce qui produit un tirage à l'envers ! Mais cela ne trouble en rien la composition.
J'aimerai bien, tout de même, un jour voir le tableau. Où es-tu ?
Alors je vous laisse sur les deux pages de Wikipédia qui sont bien faites pour connaitre l'histoire de Berchem et celle de Aliamet, je n'ai pas grand chose à y ajouter et je remercie ceux qui nous donnent toutes ces informations.

Je n'ai pas trouvé de meilleures images de la peinture.


Notre monde actuel boude donc des oeuvres qui ont trois cents ans, qui sont l'expression à la fois d'un monde rêvé et d'une admiration de l'un pour l'autre. Ces gravures racontent aussi la propagation des modèles, des goûts, des projections de l'imaginaire. Les gravures, oeuvres multiples, ne font rien perdre à leurs origines, bien au contraire, elles les remettent en jeu, les ramassent, les traduisent. Le regardeur de l'époque, lui, savait y ajouter ce qui pouvait y manquer et tout ce qui lui apportait était aussi la mesure de sa propre culture des images. Il ne voyait pas ces gravures comme des pis-aller aux originaux mais comme des chemins de vertu, des distances respectueuses et surtout incroyablement audacieuses. 
C'est cet oeil qui est perdu, c'est ce chemin que plus personne ne veut et ne sait faire.
Alors, nous nous réjouirons entre nous. Tant pis pour les autres. Et qui sait, il suffira que Pharell Williams ou Kanye West achètent une oeuvre de ce type pour que le monde bascule et que, soudain, ce qui est contemporain dans la contemplation d'une oeuvre ancienne soit à nouveau un signe social culturel.
Je suis tranquille...ce n'est pas pour demain. 
Excusez-moi, je retourne la voir.
Et je commencerai mes cours avec les premières années avec cette gravure.

Le rachat de l'esclave,
Peinture de Nicolaes Berchem (Berghem) par Jacques Aliamet
à Paris chez Demarteau, gendre d'Aliamet cloître St Benoît.






Sans doute le détail que je préfère :









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