mercredi 4 mai 2016

Lettre à un jeune graveur



Finalement, cela doit être ça l'enseignement. Lire un peu plus attentivement les livres pour que les étudiants soient certains de ne pas les lire pour rien.
Je reconnais aussi que parfois, certains livres, par leur caractère un rien ancien, compassé, solide, font peur et peuvent étrangement, dans un mélange de fascination et de répulsion, ne pas donner l'impression d'un accès aisé et facile.
Lorsque Quentin Saintpierre l'un de mes étudiants me mit entre les mains le livre La Gravure par Henri Delaborde, il y avait bien ce sentiment. Livre ancien, rouge et or, avec une reliure pouvant passer aux yeux d'un jeune homme de notre époque comme Quentin pour un vieux grimoire, il pourrait bien y avoir une difficulté à croire que cela puisse être lisible. Pourtant... Il suffit de poser les yeux dessus. Mais aussi, sans doute, n'ai-je pas eu peur parce que je peux, avec mon expérience, mettre à distance certains effets du style, certains angles nationalistes qui bien qu'assez francs et peu complexes sont tout de même marqués par une époque.
Mais pourquoi donc aussi ne pas s'en réjouir ?
J'ai donc, en quelque sorte, lu son livre pour lui.

Cher Quentin,
Tu vas arrêter de faire semblant et au lieu d'émietter cette lecture, tu pourrais bien t'y plonger. Tu passeras sur ce style, tu en riras si tu veux, mais tu lui accorderas le mérite de dire quelque chose. Tu me feras le plaisir de lire avec, à côté de toi, un moteur de recherche qui te permettra, génie de notre époque, de voir dans l'immédiateté de ta lecture les images évoquées et qui y sont invisibles. Tu verras donc ta lecture.
Tu prendras des notes, tu tireras à toi le drap de tes besoins en n'ayant pas peur que cela ne découvre tes pieds pour cacher ta tête. Tu apprendras beaucoup de ce livre car il est plein de noms oubliés de grands artistes dont personne ne te parlera dans ton école. Tu découvriras comment des graveurs ont fait comme toi des milliers de traits pour faire des images, pour inventer leur monde, faisant passer dans le réel d'une matrice les projections mentales de leur imaginaire ou même, comment leur génie de la ligne a su interpréter leur modèle et parfois même les dépasser. Tu verras, c'est une idée très contemporaine cette forme d'appropriation. Tu verras que l'auteur tente toujours de parler du génie français, tu contextualiseras cela mais en même temps, tu verras qu'il ne faut pas en avoir honte. Tu aimeras découvrir ces milliers d'images, ces milliers d'absentes. Tente, comme moi, de penser à l'image évoquée avant d'aller trop vite la voir. Ton imaginaire a du sens et rien ne doit l'empêcher de le faire fonctionner, même pas l'histoire.
Je le sais, j'en suis certain, devant autant d'œuvres inconnues on peut avoir le vertige. Mets-toi encore plus au bord, au bord de cette sensation car rien ne vaut la jubilation du voir. Plonge, pour toi, dans ces nouvelles gravures. Tu verras que l'auteur a des sous-entendus sur des œuvres érotiques. Le lecteur ou la lectrice de ce livre à l'époque n'avait pas beaucoup de manières de jouir de ces œuvres, il lui fallait les trouver... Les rêver... Toi, tu pourras à la fois te poser la question de la nécessité de l'auteur de les évoquer dans un livre de prix municipal de dessin  pour la jeunesse (!) et aussi, facilement aller voir... Tu vas aimer.
Mais tu n'oublieras pas que cet auteur a aussi une histoire, qu'il a vu arriver la photographie qu'il nomme procédé héliographique et qu'il est beaucoup question de la joie de l'interprétation, du génie du rendu dans un livre dont, pourtant, les illustrations même ne rendent pas compte et même écrasent les modèles. Tu aimeras à la différence de Walter Benjamin cette usure des images car elle est un trajet à prendre à rebours et non à regret.
Tu te réjouiras de l'incroyable conclusion de l'ouvrage dont je te remercie de m'avoir offert la découverte.
Tu t'inquiéteras de l'absence de Goya dans ce livre.
Mais pense aussi à l'incroyable masse d'images et de gravures que Henri Delaborde a dû voir dans sa vie. Cette masse d'images dans sa tête comme Aby Warburg. Es-tu prêt dans ta vie à t'en régaler d'autant ?
Pour ma part, je me suis rué vers Marc-Antoine Raimondi, Edelinck, Jules Jacquemart ou Henriquel ou Visscher. Je ne connaissais que Raimondi et j'ai appris à aimer les autres. Il faut aimer apprendre, prendre pour soi.
Tu pourras aussi apprendre que les Goncourt ont moqué Henri Delaborde. Cela sera l'occasion de lire les Goncourt.
Voilà, cher Quentin Saintpierre. Voilà ce que tu devrais faire mais ne le fais pas pour moi, pour faire plaisir à ton enseignant, fais-le pour toi, pour saisir qui est de ta famille, celle que l'on se fabrique à grands coups d'admirations, de surprises, de regrets et parfois aussi d'abandons et de jalousie.

Et merci. Cette lecture fut un beau cadeau.
Je te rendrai ton livre.

David L.

 


 










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