dimanche 22 mars 2020

Aucune bête au monde...

Il sera sans doute difficile pour certains d'entre vous de me suivre dans mon admiration pour le volume qui suit. Car, aujourd'hui, il semble que ce type de monument éditorial à la gloire d'une certaine virilité sera jugée comme indécente, politiquement mal placée, voire même un rien violente.
Mais alors il faudrait interdire à la Beauté, à son surgissement soudain, d'être aussi une violence.
Pourquoi donc, sur cette table d'un vide-grenier, mon désir (et on verra plus loin que c'est le mot juste) d'acquérir ces deux ouvrages fut plus fort que tous mes doutes sur l'histoire de la colonisation ou sur des positions pacifistes trop générales que je n'ai jamais vraiment goûtées ?
Alors même que je les feuilletais, là, dans la foule des acheteurs, mon cœur se serra immédiatement. Immédiatement, je sus que j'achèterais ces deux volumes pourtant un peu brûlants, pourtant comme on dirait maintenant, sulfureux. D'abord, le vendeur, un monsieur un rien rigide d'une soixantaine d'années me prévint immédiatement qu'il ne les vendrait pas à n'importe qui. Il voulait dire qu'il ne voulait pas me les vendre à moi, trop jeune sans doute, trop peu représentatif du contenu des deux volumes. Mais, aussitôt que je lui affirmais que, peut-être mon père était dans ces images, que c'était bien lui que je cherchais là, que je lui racontais que se père fut aussi photographe, appelé du contingent, en Algérie, au sein du 9ème R.C.P, ce monsieur fut alors heureux de me céder ses livres, me disant comme souvent le font les vendeurs qu'ils seraient alors dans de bonnes mains.
Oui.
Mes bonnes mains fragiles de fils protégé de ces histoires, mes mains regardaient en même temps le sujet grave, la qualité des photographies, l'incroyable proximité avec les hommes, leur beauté et aussi la superbe attention à l'impression de ces deux ouvrages.
Tout ensemble. Tout.
Mais je ne vous ai pas encore dit le titre de ces deux ouvrages :
-Aucune bête au monde, par le Général Bigeard et le Sergent-chef Flament
Pensée Moderne, 1959
-Les dieux meurent en Algérie, par Jean Lartéguy et Marc Flament
Pensée moderne, 1960

De retour au domicile, je fus d'abord étonné de la date d'édition qui prouve que ces ouvrages furent bien édités pendant les "événements" ce qui laisse penser que les envoyés du contingent, possiblement, pouvaient se retrouver face à ce genre d'ouvrages avant leur départ.
Bien entendu, la photographie de guerre réclame toujours une proximité, presque peau à peau, pour ne pas feindre l'implication et aussi tenter une vérité ou l'héroïsme aussi du photographe justifiera en quelque sorte sa place et sa légitimité. Ici... Comment dire... On est, non seulement proche des corps, proche des actions mais aussi proche du drame puisque le premier volume nous met, malheureusement, au contact de la mort de l'un des soldats parachutistes : le sergent-chef Sentenac.
Le livre lui est dédié, il est même comparé à son monument. C'est juste. Alors, il serait aussi facile de se demander ce que nous faisons là, à le regarder mourir, à voir la peine des autres, à comprendre que la photographie, quand bien même serait-elle d'opinion, est bien le réel et que, chaque fois que mes yeux se posent sur ces images, Sentenac meurt à nouveau. Est-ce pour cela que je n'ai pas ouvert ces volumes depuis plus de 10 ans ?
Car il ne faut pas faire semblant en feuilletant ces deux volumes de saisir la gravité de ce qu'ils évoquent et surtout de ce qu'ils ne montrent pas. Il y a bien entendu des images entre ces images qui manquent mais je ne serai pas le moraliste qui dénoncera ici la raison du déclenchement, l'éthique du cadrage, l'auto-censure du moment. Je pourrais aussi être celui qui chante cette beauté soutenue de ses corps masculins, de ces visages jeunes, de leur virilité partout présente, accentuée par la hauteur du drame. Il me suffirait de chanter Eden, Eden, Eden avec Guyotat pour m'excuser de ce possible romantisme héroïque, voir d'un érotisme éperdu du soldat, du désert, du légionnaire. Bien sûr que je me dois aussi d'entendre cette corde vibrer dans mon regard, bien sûr que cela est présent.
Mais là si Bigeard et Flament réussissent quelque chose c'est d'avoir pu dire une vérité.
Il y a là bien plus qu'un témoignage de hasard, que la chance d'être là, de faire son métier. Il y a là l'absolu parfait total engagement. L'autre à ma hauteur, l'autre comme moi.
Et je peux bien aimer ce livre et aimer aussi les tonitruantes caricatures de Bigeard par Cabu. Je peux bien aimer les deux, ceux qui ont souffert de leur engagement et ceux qui l'auraient dénoncé.
Car il est aisé d'avoir un avis, une opinion, il est plus difficile de les vivre vraiment, jusqu'à, oui, comme Cabu comme Sentenac en mourir vraiment aussi.
Et l'héroïsme est une valeur qui ne me fait pas peur, non pas que je me sente à cette hauteur-là, mais je ne veux surtout pas retirer à d'autres la force d'y avoir goûté, souvent pour que je puisse, moi, dans la tranquillité d'une chambre, continuer de m'exprimer.
J'aime donc profondément ces deux livres.
Et je me demande bien ou Marc Flament a appris à si bien photographier, si bien cadrer. Quelle culture de l'œil il pouvait avoir ? Quel modèle de photographe il avait en tête ?
Et que sont devenues ses archives et que sont devenus ceux qui se savent ainsi à jamais, couchés dans le sable, couchés sur le papier mat d'une héliogravure, vivant dans ces pages ? Ouvrent-ils de temps en temps les livres ? Avec qui à leur côtés ? Peuvent-ils se revoir ?
Bien à eux. Avec mon père.

J'ai pris la décision de ne vous montrer qu'un seul de ces deux volumes. C'est comme ça, je garde l'autre pour moi.























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