jeudi 26 mars 2020

Lettre ouverte à mes étudiants

Bonjour étudiants, bonjour étudiantes,*

Alors que j'avais une vingtaine d'année, votre âge ou peu s'en faut, je me retrouvais en M.J.C pour donner des cours de peinture à des adultes et à des enfants.
Si je n'avais aucune crainte des adultes, j'étais bien plus impressionné par l'idée d'affronter une quinzaine de morveux d'âge allant de 6 à 14 ans.
Ils m'attendaient.
Ma collègue m'avait prévenu que la difficulté était surtout dans leur attention vacillante, nécessitant toutes les vingt minutes une nouvelle activité. J'avais donc prévu des petits exercices très pratiques, croyant que mon rôle était bien de leur apprendre l'utilisation des pinceaux, les qualités différentes entre l'aquarelle et la gouache, ou encore comment il faut bien regarder son sujet pour pouvoir bien le dessiner.
Alors que je sortais mes outils, la petite troupe se mit en cercle dans mon dos. À ma droite était assis un petit garçon, je crois bien qu'il était le plus jeune mais il avait une particularité qui nous faisait rire, nous les animateurs, c'est qu'il avait en permanence une voix enrouée, presque grave, comme s'il avait mué bien avant l'âge. Posant un compas sur la table, un beau compas Rotring dans sa boîte en Plexiglas, j'entendis alors un brouhaha d'admiration de la petite troupe devant ce bel outil de dessin, tout nickelé que j'avais apporté. Alors s'engagea une bataille homérique que j'étais bien loin d'avoir prévue, une bataille pour avoir le droit de l'utiliser ! Chacun leur tour, les enfants voulaient utiliser cet outil comme s'il s'agissait de la Ferrari des compas, une baguette magique, un machin d'adulte comme une tronçonneuse. Le petit garçon à la voix rauque réussit, après une lutte acharnée, à obtenir le compas si convoité. Je reverrai toute ma vie sa difficulté à tenir par le haut et à faire, dans le même temps, tourner le dit-compas. J'ai passé de longues minutes avec lui à replacer ses doigts et le voir soudain jubiler d'un premier cercle formé sur la feuille de papier. Donner une belle rotation au compas le comblait de joie, se voir maîtriser ainsi un si bel objet le rendait heureux de lui-même et, chose surprenante, la petite troupe bruyante et tapageuse sut alors l'aider, l'encourager. Nous assistions à un apprentissage heureux et collectif, où tout le monde aidait et encourageait cet apprentissage. J'avais gagné pour tous les mercredis à venir la pleine confiance de la petite troupe. Le compas Rotring était devenu mon Excalibur. Je ne l'oubliais jamais à mes cours.

Quelques années plus tard, je me retrouvai dans un centre de formation pour éducateurs spécialisés à devoir enseigner à des adultes parfois de mon âge, parfois plus vieux, comment inventer de la pédagogie pour qu'ils puissent à leur tour, dans des établissements spécialisés, proposer des activités plastiques. On utilisait alors dans ce centre un vocabulaire spécial et bien verrouillé. Il y avait les activités et l'occupationnel... Ce dernier mot, occupationnel, me fut défini comme une activité sans but pédagogique ou structurant, servant juste à occuper les enfants et adolescents pendant des plages de temps indéterminées. L'occupationnel était à la fois ce qu'il fallait éviter mais c'était aussi ce qui était le plus fréquent. Les éducateurs spécialisés n'ayant pas fonction, au contraire de leur nomination à... éduquer mais bien plus à socialiser. Il fallait donc des activités qui permettent d'éteindre les tensions, tenir en place les enfants, les valoriser sur leur production et surtout, surtout ne rien coûter. Il fallait aussi faire attention à ce qu'il n'y ait aucun outil dangereux comme des cutters, des ciseaux, des produits dangereux, tout ce qui pourrait glisser d'une activité pacifiante en une bataille rangée.
Pas facile donc.
Ma première intervention fut houleuse. Je passais d'abord devant ces adultes en jugement de légitimité sur mes connaissances, chacun me demandant comment, vu mon âge, je pouvais avoir une quelconque expérience sur ce métier. Ce qui était assez juste d'ailleurs. Mais j'avais pour moi de ne pas avoir cette fonction à prendre en compte étant seulement là pour leur donner des idées et aussi, j'avais pour moi d'avoir la chance d'avoir un frère étant typiquement le cas d'enfant qu'ils auraient à gérer comme ils disaient. Je savais donc ce qu'ils pourraient rencontrer, j'avais de telles situations dans mes souvenirs familiaux et donc une légitimité que d'ailleurs j'étais gêné d'instrumentaliser.
Un jour donc, j'arrivai dans la salle de cours sans rien, absolument sans rien.
Je posais mes deux mains sur la table et j'attendis qu'ils arrivent, posent leur sac, certains ne prenaient même pas la peine de retirer leur manteau.
Bien entendu, rapidement la question arriva :
- Qu'est-ce qu'on fait aujourd'hui ?
- Qu'est-ce que tu as prévu de faire, rétorquai-je ?
- Ba, c'est pas moi le formateur....
- Ba, si, justement, c'est toi qui le seras. Alors, que vas-tu faire de moi maintenant ?

Un silence tomba dans la salle. Au fond, Samir, l'un des plus jeunes du groupe me dit que déjà nous pourrions faire un inventaire des outils que nous avions. Et je complétais par les espaces. Quelques feuilles de papier, quelques crayons, et surtout un petit bout de jardin de l'autre côté de la porte. Samir prit alors le groupe en main, rangeant les outils bien pauvres que nous avions et commença à aller dans le jardin en ramassant tout ce qu'il fut possible : branches, feuilles, fleurs, terre, petits déchets. Je ne sais plus qui alors se demanda si nous ne pourrions pas peindre avec tout cela, si nous ne pourrions pas réinventer la peinture comme des hommes préhistoriques. Nous voilà, tous, écrasant des herbes dans un pot de yaourt pour faire un jus vert, mélangeant de la terre, écrasant sur les feuilles des petits bouts de bois calciné au briquet pour dessiner. L'une des femmes alors nous dit que c'était un mauvais exemple d'utiliser le feu pour fabriquer des crayons. Samir la remit en place en lui disant qu'il pourrait éteindre l'incendie en lui jetant un verre d'eau. Cela fit rire tout le monde et tous se remirent au travail. Samir alors eut l'idée géniale de sortir de la salle, de dire que nous pourrions bien dehors faire la même chose et que cela nous éviterait le ménage. Et nous voilà tous, à quatre pattes en train de ramasser des herbes, celui-là en train de dessiner sa main sur les briques avec de la terre, celle-ci assemblant des fleurs pour faire un collier. Nous avions tous les mains pleines de terre, les genoux salis. Sur le petit bout de gazon, plein de petites œuvres éphémères nous remplissaient d'une joie très enfantine. J'apprenais à Samir comment faire un sifflet avec une herbe coincée dans les doigts. La semaine suivante, chacun me raconta comment il avait refait l'exercice dans son centre spécialisé. J'avais pensé la semaine suivante à leur apporter un livre sur Andy Goldsworthy. Tous sifflèrent d'admiration.

Bien plus tard, grâce à Claude, je reconnus dans le travail de Hicham Benohoud quelque chose de ces deux expériences.

Deux expériences donc. J'étais jeune.
Aujourd'hui, dans notre situation compliquée, j'entends bien le désir de maintenir tout, coûte que coûte, de poursuivre notre relation pédagogique. Après tout, c'est là mon devoir de fonctionnaire que de participer à la continuité d'activité comme on dit.
Je jalouse mes collègues qui trouvent dans les nouveaux moyens de communications des espaces pour tenir leurs engagements et qui, heureux de cette économie de moyen, la prennent pour un défi.

Je ne sais pas faire ça.

Je pourrais mi-sérieusement mi-amusé, provocant un peu, vous proposer de faire un atelier de patato-gravure, faire avec vous l'inventaire des moyens d'imprimer avec peu de choses, à la cuillère, ou chanter l'édition de résistance, en mode petite édition de fond de chambre, chambre d'adolescent que vous auriez retrouvée pour vous confiner avec vos parents.
Je crois aussi à la force de la sidération, à votre effarement, à cette violence particulière de ce moment. Et même à votre peur, vous y avez aussi le droit.
J'ai peur.
On entend dehors ce désir d'appartenir à, comme ils disent sur France Culture, une Nation Apprenante... Cela m'amuse et me désole. Cela fait de la culture (comme pour ma seconde expérience) une activité occupationnelle. C'est fou comme la littérature, le cinéma, la radio sont instrumentalisés pour, en quelque sorte, pacifier notre crainte, notre confinement, notre étrange expérience. Et comment tout le monde est soudain, aussi heureux, de sa gratuité. La culture, devenue gratuite car elle est, au fond, vue comme une industrie culturelle libre de droit et généreuse... soudain généreuse. Comme si, nous les artistes, les intermittents du spectacle, les musiciens n'avions pas déjà une pleine conscience de notre... gratuité instrumentalisée.

Comment alors me dois-je à une pédagogie ? Comment dois-je construire avec vous une relation à distance ? Comment surtout je me dois à une exigence ?
Je ne sais pas. Oui, je le dis, je ne sais pas.
A-t-on encore ce droit ?
Je ne comblerai pas ce manque par une surcharge de demandes de toutes sortes, allant du format de la production en passant par le nombre de pixels ou la jubilation à l'économie. Je ne serai pas non plus un très bon soutien psychologique car, je crois que pour se déclarer ainsi auprès de vous il faut avoir la formation nécessaire et surtout une propre tranquillité psychologique dont je ne veux pas m'auto-proclamer.
J'ai cherché dans mes expériences et mes souvenirs ceux qui pourraient bien vous raconter l'apparition soudain d'un outil, la jubilation du travail de groupe, le monde mieux regardé. Je crois que la pédagogie est une chose bien compliquée qui se construit avec vous en retour, en écho. Il ne peut y avoir de pédagogie comme si.
Comme si tout allait bien. Tout ne va pas bien en ce moment.

Alors : vous trouverez sur ce blog mon travail que j'ai bien du mal à faire en ce moment. Vous trouverez quelques livres que j'aime retrouver dans ma bibliothèque si bordélique. Je continue de croire que d'en parler est le début d'une réponse. Je vous écrirai peut-être d'autres lettres et, qui sait, j'aurai peut-être alors des solutions, des idées, des propositions.
En attendant, je ne vous demande qu'une seule chose, importante : soyez prudents.
Le poirier planté par mon père il y a quarante ans est en fleurs, indifférence merveilleuse à ce qui nous arrive. Je vous offre cette belle tranquillité.

David Liaudet

* je me refuse toujours et encore à l'écriture inclusive, j'en suis désolé.




1 commentaire:

magikos3 a dit…

Bonjour David ,
Je me suis permise de lire une lettre qui ne m'était pas adressée , je l'ai trouvée super .. sandrine de nogent le rotrou désert forcément .